Périple sur le Nil

Périple sur le Nil

Périple sur le Nil, première partie

 

Au seuil de sa seizième année, Eugénie Bouvreuil rayonnait comme une perle rare parmi les parterres de la maison familiale. Ses yeux, d'un vert brun aux reflets changeants, semblaient capables de percer les secrets du monde. Sa chevelure, un mélange délicat de teintes brunes et rousses, courait comme de douces flammes sur ses épaules, offrant un contraste fascinant avec la clarté de sa peau.

Sa jeunesse était une symphonie de rires et de gazouillements, une mélodie qui enjolivait les salles et les couloirs de la vaste demeure. Ses pas légers dessinaient des arabesques de joie sur les tapis précieux et les dalles de marbre qui pavaient le sol. Eugénie, véritable muse d'un tableau vivant, était une note de musique qui s'élevait au-dessus du quotidien, capturant l'attention de tous ceux qui avaient la chance de croiser son chemin.

La maison, un véritable joyau d'architecture, témoignait de générations d'histoires familiales. Les murs de pierres patinées racontaient des récits silencieux, les fenêtres cintrées offraient des vues sur des jardins soigneusement entretenus et les tapisseries, richement brodées, faisaient office de gardiennes de secrets passés. Les meubles, aux courbes élégantes et aux bois sombres, semblaient accueillir chaque visiteur avec une grâce intemporelle.

Les jardins, véritable écrin de paradis, étaient l'endroit où Eugénie trouvait son refuge. Les allées sinueuses étaient bordées de fleurs aux mille couleurs, embaumant l'air de leurs parfums enivrants. Les arbres majestueux formaient des voûtes naturelles, offrant des abris à la faune qui peuplait ces lieux enchanteurs. Les fontaines murmuraient des chansons apaisantes, tandis que les oiseaux rivalisaient de symphonies.

 

le jardin des Bouvreuil

Chaque recoin des jardins était un trésor caché, une invitation à la contemplation et à l'émerveillement. Eugénie y passait des heures, se perdant dans les pages d'un livre ou laissant, simplement, son esprit vagabonder au gré des nuances changeantes de la nature.

Hélas, comme parfois les joies sont éphémères. La mort, sombre visiteur, se présenta sans crier gare. Les rires et les éclats de joie se figèrent en un instant alors que la nouvelle de la disparition inexpliquée des parents d'Eugénie se répandit comme une ombre funeste. La maison, autrefois imprégnée de chaleur et de bonheur, fut soudain enveloppée d'un voile de tristesse.

Mais n’allez pas croire que la jeune Eugénie, devenue orpheline, fut laissée là, abandonnée à sa solitude. Comme le dit le proverbe, un malheur ne vient jamais seul et, dans le cas présent, il survint en la personne la plus vile, la plus abjecte qu’eut pu rencontrer, en ces temps de peine, la malheureuse jeune fille Bouvreuil.

 

Pierre-Henri Bouvreuil-Jacquard émergea tel un sombre nuage dans le ciel déjà bien gris d'Eugénie. Son apparence était le sinistre reflet de son âme. Son visage, marqué par les années et la cupidité, portait les stigmates d'une vie de vices et de trahisons. Ses yeux, froids comme des glaciers, semblaient scruter chaque recoin de la maison, comme s'ils cherchaient à en extraire chaque parcelle de richesse.

Bouvreuil-Jacquard

Cet oncle éloigné, dont les liens du sang étaient ténus comme un fil fragile, se révéla être l'incarnation du vice et de la cruauté. Son sourire, calculé comme une équation financière, ne laissait entrevoir aucune parcelle de bienveillance. Sa présence évoquait une ambiance de suspicion et de malaise et ses mots étaient comme des serpents venimeux prêts à mordre.

La demeure, jadis refuge d'amour et de sécurité, était maintenant assombrie par sa présence. Les couloirs semblaient plus étroits, les pièces plus confinées, comme si l'ombre de Pierre-Henri s'étendait sur chaque surface. Les meubles élégants, autrefois porteurs d'histoires et de chaleur, semblaient maintenant frissonner sous le poids de son influence malfaisante.

Les jardins, qui avaient été le refuge enchanté d'Eugénie, devenaient peu à peu un territoire sous son contrôle. Les allées, jadis accueillantes, semblaient maintenant surveillées, comme si chaque pas était scruté par des yeux invisibles. Les arbres majestueux, qui avaient été comme des amis fidèles, se dressaient maintenant comme des gardiens silencieux d'un domaine devenu prison.

Pierre-Henri avait manigancé des alliances douteuses pour obtenir la tutelle d'Eugénie et ainsi accaparer la fortune familiale. Son ambition dévorante était sans limites, et il avait tissé une toile perfide pour s'emparer du trésor qui devait revenir à sa nièce. Les gardes, qui arpentaient désormais les allées, n'étaient plus là pour protéger mais pour surveiller et maintenir Eugénie captive de sa propre demeure.

La vie d'Eugénie, autrefois libre et légère, était désormais entravée par les chaînes invisibles de l'avarice et de la malveillance. Son univers avait basculé du paradis à une prison dorée où elle était tenue en otage par un homme dont la noirceur de l'âme rivalisait avec l'abîme de la nuit.

Les mois passèrent, marqués par des tensions grandissantes entre Eugénie et son oncle. Alors qu'il manipulait habilement la rente dont elle aurait dû bénéficier, il lui infligeait des restrictions financières cruelles tout en dilapidant les richesses familiales à des fins douteuses.

N’allez pas croire qu’Eugénie se soumettait facilement à son sort. Oh que non ! Elle entretenait l'étincelle de la rébellion en elle, refusant de se laisser briser par les manigances de Pierre-Henri. Une dispute éclata un jour, l'atmosphère étouffante de la demeure s'échauffant sous les éclats de voix. Eugénie, au regard ardent, confronta son oncle de toute sa détermination.

« Vous pensez que vous pouvez tout contrôler, tout dicter à votre guise ! » S'exclama-t-elle, la colère grondant dans sa voix. « Mais je vous préviens, oncle, je compte bien profiter de ma majorité pour vous chasser de cette demeure que vous avez osé souiller de votre présence. Vous ne pourrez plus maintenir votre emprise sur moi ».

Le regard de Pierre-Henri s'assombrit mais, un sourire méprisant étira ses lèvres. « Ma chère Eugénie, vous pouvez rêver autant que vous le souhaitez. Votre majorité ne fera que sceller votre destin entre mes mains. Vous ne pourrez échapper à mon contrôle, j’ai des relations ! Des relations haut placées ! ».

Eugénie soutint son regard, la détermination l'emportant sur la peur. « Nous verrons bien qui aura le dernier mot, mon oncle. Je ne suis pas une marionnette à vos ordres. Un jour viendra où je serai libre de faire mes propres choix, et ce jour-là, vous serez le seul à quitter cette demeure ».

Mais une fois le serpent dans le nid, dur de l’en déloger, et l’infecte « Oncle Jacquard » comme l’appelait Eugénie, lui refusant le port du nom de Bouvreuil et tout lien de parenté avec elle, comptait resserrer son étreinte autour de la jeune fille.

La triste maison Bouvreuil

L’infâme avait manigancé, avec une habileté perfide, pour obtenir la tutelle d'Eugénie et faire main basse sur la demeure des Bouvreuil. La perspective de trésors cachés et de la fortune de sa nièce l'avait poussé à des actions d'une bassesse sans pareille. Une partie de la fortune familiale, bien que partiellement accessible, était sous la forme d'une rente jusqu'au vingt et unième anniversaire d'Eugénie. Une date où, selon les termes légaux, elle pourrait jouir de l'intégralité de son héritage et de la splendeur de la demeure ancestrale ; et ça le vieil homme s’y refusait. Il n’avait pas dépensé ce qu’il lui restait de fortune et d’entregent pour se voir si rapidement privé du fruit de « ses efforts », lui qui avait autrefois été l'heureux bénéficiaire d'un premier mariage avait un temps profité d’une fortune considérable. On dit qu’il avait épousé une femme à l'âme bien trop pure pour résister à ses manipulations. La disparition mystérieuse de cette dernière avait laissé planer un voile d'ambiguïté sur son rôle dans cette tragédie. La rumeur murmurait que la cupidité de Pierre-Henri était à l'origine de sa mort, mais les preuves restaient enfouies dans l'obscurité.

L'héritage de cette première union avait gonflé les coffres de ce fieffé personnage, mais sa soif insatiable de plaisirs et de débauches avait rapidement réduit sa fortune à néant. Les jeux de hasard et les placements infructueux avaient englouti ses richesses tandis que les femmes de petite vertu lui avaient soutiré ce qui restait de sa dignité.

De cette union, un fils était né, une âme bien moins fortunée en intelligence que son père en richesse. Les yeux bleus vitreux, les cheveux blonds filasses et gras, ce dadet portait en lui la marque de la sottise. Sa dentition écartée et son esprit morne le faisaient ressembler davantage à une caricature qu'à un véritable jeune-homme. Bien que l'idiotie l'accaparât, il se plaisait à se pavaner comme un paon ignorant, prenant un malin plaisir à interrompre les conversations pour étaler sa méconnaissance. 

La répugnance était inévitable lorsqu'il était à table, se comportant comme un porc affamé et ignorant des convenances élémentaires. La bonne société était contrainte de tolérer sa présence, car il était né fils de son père à qui certains prêtaient encore quelque crédit et fortune… Fortune qui était la fraction mensuelle de celle qui reviendrait un jour en totalité de droit à Eugénie. Une perspective qui faisait frémir d’horreur cet homme qui s’était par trop habitué au luxe et au prestige de la demeure Bouvreuil.

Adrien Bouvreuil-Jaquard, rejeton incommodant, allait enfin pouvoir se révéler utile. C’était un pion que Pierre-Henri espérait jouer pour maintenir son emprise sur ce qu’il considérait comme « sa fortune ».

Les jours s'écoulaient, lents et pesants, pour Eugénie. Contrainte de partager son quotidien avec l'ombre sinistre de Pierre-Henri et la maladresse constante d'Adrien. Elle ressentait le poids croissant de son emprisonnement. Les heures semblaient s'étirer comme des élastiques fatigués, laissant derrière elles un arrière-goût de monotonie et de désespoir.

Eugénie, cependant, trouvait refuge dans les pages des livres. Elle dévorait chaque histoire avec une soif insatiable, laissant son esprit s'échapper des murs oppressants de la maison. Sous le soleil généreux, elle s'installait parmi les arbres autrefois complices, laissant les mots la transporter dans des mondes lointains. Les récits d'aventures et de romances étaient ses alliés dans cette lutte contre l'ennui et la tristesse.

Parfois, elle parvenait à s'évader dans les jardins, malgré la surveillance constante de son oncle et de ses gardes armés qui patrouillaient autour du parc. Les sentiers qu'elle avait autrefois parcourus avec légèreté étaient maintenant des espoirs de fuite, ses pas légers trouvant des chemins cachés entre les ombres. Les fleurs, bien que semblant moins éclatantes, gardaient encore leur beauté et leur doux parfum, offrant un réconfort à Eugénie.

 

jeune mademoiselle Bouvreuil lisant près des fontaines

Les fontaines, jadis chantantes, murmuraient toujours des mélodies apaisantes et les arbres majestueux s'inclinaient doucement comme pour lui offrir leur protection. Les bancs de pierre, polis par le temps, accueillaient ses pensées solitaires alors qu'elle rêvait d'une vie différente, d'un avenir où elle serait enfin libre.

Le temps passait, les saisons changeaient, mais la routine oppressante, elle, restait. Les cicatrices laissées par la mort mystérieuse de ses parents semblaient encore fraîches, tandis que les manigances de son oncle et les facéties d'Adrien faisaient ressembler la demeure à une toile d'araignée tissée de malheur et de dégoût.

Eugénie, pourtant, se raccrochait à l'espoir, à la promesse d'un futur où elle serait maîtresse de son destin. Les livres étaient son échappatoire, les jardins, son refuge. Malgré les ombres qui l'entouraient, elle préservait en elle une étincelle de détermination, une flamme qu’elle refusait de voir s'éteindre. Un jour viendrait où elle se libérerait de ses chaînes et rétablirait la gloire et la lumière de la maison Bouvreuil.

Mais alors que la date fatidique de sa majorité et de sa délivrance n’était plus question que d’une année et demie, « l’oncle Jacquard » dévoila son jeu.

Alors qu’il l’avait convoqué à son bureau, un sourire malsain étirait les lèvres de Pierre-Henri. Il fixait Eugénie droit dans les yeux et les éclats malicieux de son regard trahissaient l'ampleur de son intention perfide. La jeune femme, bien qu'habituée aux méchancetés de son oncle, sentit son cœur se serrer dans sa poitrine.

« Chère Eugénie», commença-t-il d'une voix doucereuse, « il est grand temps que nous envisagions l'avenir. Ta majorité approche rapidement et il est de mon devoir de veiller à ce que tu sois prise en charge de la meilleure manière possible ».

Les mots résonnaient comme un sinistre présage, faisant naître une inquiétude grandissante dans l'esprit d'Eugénie. Elle fixa son oncle, luttant pour maintenir une expression neutre malgré l'appréhension qui la submergeait.

« Je crois qu'il est dans l'intérêt de tous que tu te maries, ma chère nièce », continua-t-il avec un sourire cruel. « Et je suis ravi de t'annoncer que j'ai trouvé le parti idéal pour toi ».

Eugénie sentit son cœur s'emballer, une boule de nervosité se formant dans sa gorge. Elle s'efforça de garder une contenance, refusant de laisser son oncle voir sa vulnérabilité.

« Ton futur époux est déjà parmi nous », annonça-t-il d'un ton presque triomphant. « Il s'agit, bien sûr, d'Adrien ».

La révélation frappa Eugénie comme un coup de tonnerre. Ses yeux s'élargirent d'horreur alors qu'elle fixait son oncle, incapable de croire ce qu'elle venait d'entendre. Les pièces du puzzle se mirent à s'emboîter dans son esprit, formant un tableau glaçant de manipulation et de cupidité.

Pierre-Henri continua d'une voix froide et cruelle : « Bien entendu, votre mariage se fera sous le régime de la communauté des biens. Tout ce qui est tient deviendra sien, et tout ce qui est sien deviendra tiens. Une alliance parfaite, ne trouves-tu pas ? ».

« Vous… Vous n’avez pas le droit, je... Je suis mineur », lança Eugénie.

« Effectivement, répondit son oncle… Effectivement… Mais… » il se saisit alors d’un livre sur son secrétaire et lu : « Article 148 du code civil napoléonien (1804) : Le fils qui n’a pas atteint l’âge de vingt-cinq ans accomplis, la fille qui n’a pas atteint l’âge de vint-et-un ans accomplis, ne peuvent contracter mariage sans le consentement de leurs pères et mères ; en cas de dissentiment, le consentement du père suffit ». Il s’éclaircit la gorge avant d’ajouter avec un large sourire carnassier : « Du père, ou du tuteur légal ».

Eugénie sentit la colère monter en elle, mêlée d'un profond sentiment d'impuissance. Les rêves de liberté qu'elle avait nourris semblaient s'évanouir devant cette nouvelle réalité cauchemardesque. La demeure, les jardins, l'héritage des Bouvreuil, les souvenirs de ses parents, tout serait entre les mains de Pierre-Henri et Adrien. Si les bruits sur le premier mariage de son oncle s’avéraient vrais… Elle ne survivrait pas longtemps à cette union.

Son oncle observait sa réaction avec une satisfaction sadique, savourant chaque instant de son malaise. Eugénie, cependant, n'était pas prête à se laisser écraser. Malgré la rage qui bouillonnait en elle, elle maintint un masque de détermination, ses yeux lançant des éclairs dans un silence glacé.

Le sourire de Pierre-Henri s'effaça légèrement, mais il ne flancha pas, ajoutant « le temps est de mon côté et tu ne pourras pas échapper à ton destin ».

Eugénie soutint son regard avec une intensité brûlante. Les mots prononcés par son oncle résonnaient dans son esprit puis, doucement, elle s’effondra en pleure, engloutie par le désespoir tandis que lui, guilleret, quittait la pièce.

 

 

 

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